m u l t i p l e s

(Théâtre-vidéo) TOUTE LIBERTé


TOUTE LIBERTé

 
 
Transformations, projections, écritures 
à propos de l'image en noir et blanc dans TOUTE LIBERTé
par Nicolas Droin
 
 
« Le seul fait de projeter l’image qualifie déjà l’objet, qui devient spectacle. »
Fernand Léger
 
 

 
Le travail de l’image en direct dans les spectacles d’Anne Marie Marques relève d’une véritable écriture avec la caméra. La caméra y devient outil : outil pour voir, entendre, ressentir. L’écriture est alors autant celle des mots et celle des images qui se construisent en direct, dans un long plan séquence ininterrompu. Caméra oeil, caméra loupe, caméra stylo et caméra pinceau : le travail de metteur en scène d’Anne-Marie Marques intègre totalement la vidéo et la création de l’image en direct, créant une composition/recomposition de l’espace par le prisme du regard. Le plateau est alors à la fois mis en scène une première fois pour le regard des spectateurs, mais également une deuxième fois, remis en scène en quelque sorte, pour la caméra : et les spectateurs participent alors de ce double regard.
 
 
 
Transformation d’une image
 
Sur Toute Liberté la caméra que je manipule est sur pied. Le regard qu’elle donne à voir est constitué de gros plan ou de très gros plan de la narratrice en direct. Ces images sont en noir et blanc, tandis que l’image des figurines est en couleur. Ce noir et blanc de la narratrice répond au noir et blanc des figurines peintes, créant une résonnance. Mais l’image est également modifiée en temps réel par un procédé archaïque : l’utilisation de caches en carton que je déplace devant l’objectif de la caméra. Ces caches, qui rappellent l’esthétique du muet, permettent de recadrer à l’intérieur de l’image, de focaliser sur un détail du visage, un mouvement de paupière. L’image est transformée en direct, sans effet ajouté de l’extérieur, par la main même du cadreur.
 
 
 
L’écriture de l’image en direct devient une écriture de lumière : en fonction du degré de lumière qui pénètre à travers le cache, l’image se crée, se recompose devant nos yeux, ou alors se décompose et disparaît dans le noir.
 
 
Un nouvel espace : le gros plan
 
« Jamais je ne pourrais dire combien j’aime les gros plans. Le décor du cinquième acte
est ce coin de joue que déchire sec le sourire. » 
Jean Epstein
 
 

 
Le gros plan et le très gros plan, très utilisés au temps du muet, sont l’essence même du cinéma. Ils permettent de voir, en projection immense, les détails de la peau, ou d’un regard. Ils nous font voir ce que l’oeil ne peut pas voir. Mais parce qu’ils sont une découpe franche dans l’espace et le corps, un espace cadré restreint, gros plan et très gros plan appellent également à une lecture nouvelle de l’espace. En cadrant, on découpe une partie du réel, mais avec le très gros plan, on isole une partie minuscule et on l’agrandit. Ce que l’on donne à voir est à la fois une partie de l’espace, mais c’est également la création même d’un nouvel espace, d’un autre ordre que l’espace réel. La mise en scène d’Anne-Marie Marques a toujours participé de cette écriture du gros plan et ici c’est l’espace qui est donné à voir aux spectateurs qui est à nouveau interrogé, transformé, déployé.
 
 
Des mots et des visages
 
 
En filmant et projetant en direct, la caméra que je manipule rejoint indirectement le premier appareil de cinématographe des frères Lumière qui permettait de filmer et de projeter avec un seul et même appareil. Même si aujourd’hui la logistique technique est plus complexe, la vidéo est cet outil qui permet de reproduire, plus rapidement que le cinéma car en direct, ce procédé initial. Tourner et projeter en même temps c’est bien la recréation de tout le processus cinématographique en accéléré qui se produit devant les yeux des spectateurs. Le montage s’opère alors, entre la narratrice, les mots qu’elle transmet, les images des figurines et les gros plans de ma caméra.
 
Le montage n’est pas un procédé exclusivement cinématographique : il participe de la peinture, de l’écriture comme de la mise en scène de théâtre. Ici le montage se crée entre noir et blanc et couleurs, corps et figurines, mots et images. Les figurines sans visage, le visage transformé, redéployé en gros plan de la narratrice sont comme un écho aux milles visages créés par Philippe Raulet dans son texte. Texte et images se rejoignent pour une danse. Un aller et retour constant entre réel et imaginaire, ce qui se crée et celui qui le crée en direct. Le visage est alors cette interface, cette surface fine de peau qui permet le passage de l’écriture au film et du film au réel. Un visage qui nous regarde comme les mots qui nous interpellent.



 
 

 

« Un revolver dans un  tiroir, une bouteille  brisée à terre, un œil  circonscrit dans

l’iris, s’élèvent par le cinéma à la dignité de personnage du drame. Un gros plan

de revolver, ce n’est plus un revolver, c’est le personnage-revolver, c'est-à-dire le

désir ou  le  remords du crime, de  la  faillite, du suicide.  Il  est  sombre  comme

les  tentations  de  la  nuit,  brillant  comme  le  reflet de l’or convoité, brutal, lourd,

froid,  menaçant.  Il  a  un  caractère,  des  mœurs,  des  souvenirs,  une  volonté,

une âme. »

 

Jean Epstein

 

 

11/03/2012