(Cinéma) Le regard de Michelangelo
Lo sguardio di Michelangelo / Le regard de Michelangelo
2004
Comme un écho lointain, une résonnance
Derrière les apparences du « pop », l’œuvre d’Antonioni nous regarde, encore
D’un regard qui est celui de la fascination
Le regard d’Antonioni dissèque, découpe, décompose et recompose
Le tombeau de Jules II, représentant Moïse, de Michel Ange
Basilique Saint-Pierre-aux-Liens
J'aimerais prendre ce film sans chercher à répondre à la polémique
Film d'Antonioni ou non
Simplement en le regardant comme un film fantôme
Entre-deux
Film à la manière d'Antonioni, avec lui et peut-être sans lui
Lo sguardio
Un lieu, une résonnance
Des pas
Une présence-absence
Faire résonner l’espace
Fenêtres/colonnes
Un homme, Antonioni lui-même, silhouette noire
Une lumière qui sculpte l’espace
Une statue, Moïse
Face à face, champ contrechamp
Figure de montage qu’aimait tant déjouer Antonioni
En y insérant une faille, une brèche, une ellipse
Entre le regard et l’objet regardé
Dévisager, s’abîmer dans la contemplation
La lumière
Ombres et lumières, vide et plein
Un triangle au sol
Un regard/mouvement de caméra : le panoramique
Mouvement de tout le cinéma antonionien
Mouvement de pensée du détail au visage
Mouvement qui -souvent- relie deux hétérogènes pour les faire se rencontrer
Principe poétique
Un montage
Fondus enchaînés, noirs, ouvertures rapides au noir
Créer l’espace par le panoramique, par la lumière, par le montage
Du détail, au visage, à l’œil
Cut. Raccords dans l’axe
Décomposer une statue : Eisenstein, Octobre
Par le montage, par le regard
Comme cet inconnu filmé/décomposé à la fin de l’Eclipse
En même temps, glisser par le panoramique,
Former des allers et retours,
Des plis et replis
Le visage est enveloppé dans le paysage de plis et replis du corps
De même que dans Blow up un corps était enveloppé dans l’image photographique
Sur laquelle la caméra tissait des panoramiques, des allers et retours
Entre les images
Le fondu enchaîné permet la métamorphose de la pierre et ouvre au polymorphisme
Revient l’île protéiforme dont le regard ne peut jamais faire le tour de L’avventura
Plis et replis
De la pierre
De la chair
De la caméra
De l’œil
Plier/déplier mouvement du regard si bien décrypté chez Merleau-Ponty
Qui regarde qui ?
La statue, la caméra, Antonioni
L’œil dans la matière
Décomposer/recomposer
L’art cinématographique
Fragmenter mais chercher le fil, le mouvement, qui relie les hétérogènes
Plis et replis qui renvoient aussi aux Montagnes peintes par Antonioni
Peintures découpées/décomposées en minuscules morceaux puis collées aléatoirement, photographiées et agrandies
L’œuvre pour Antonioni n’étant pas la peinture découpée/collée mais son agrandissement photographique
Le procédé d’agrandissement transformant les formes et les couleurs pour créer un assemblage nouveau
Plis et replis de la pierre qui font échos également aux corps enlacés, ensablés,
De Zabriskie Point
Dans les plis et replis du désert et d’une danse-écriture, à même le paysage
Lo sguardio propose comme une enquête dans l’image/la statue
Enquête dans l’image, dans la matière, comme dans Blow up
Dans un texte de 1914, Freud décrypte et décompose déjà la statue de Michel Ange
Le film d’Antonioni en serait-il l’écho secret ?
La description de Freud épouse les mouvements de la pierre
Pour retracer le mouvement de la scène représentée
Et s’interroge sur les interprétations possibles de cette image
Les multiples manières d’interpréter le visage de Moïse
Comme le photographe Thomas, entre ses photographies
Il faut alors préciser que l’œuvre de Michel Ange n’est pas terminée
Il s’agit d’un fragment du tombeau prévu initialement
L’analyse de Freud, au final, vise à recomposer le mouvement à partir de détails
Mouvement également propre à Blow up
Mais le mouvement ne se laisse pas arrêter
Freud explique comment la position de la statue évoque un mouvement précédent non représenté
Là encore à la manière de Blow up où les photographies gravitent autour d’un moment non représenté
La mort
Alors ces fentes
Ces zones noires,
Ces traces dans la matière
L’entre-deux
Le visage d’Antonioni entre deux plis de pierre comme celui de Thomas entre deux photographies
le regard d'Antonioni est-il aussi un regard vers la mort ?
ou un regard depuis la mort, le regard de la caméra, de l'autre côté de l'image
là où "ce qui me regarde n'a plus rien d'évident puisqu'il s'agit d'une espèce d'évidement."
comme l'écrivait Georges Didi-Huberman
Mais également,
N’est-ce pas là encore une image de ce dont parle Roland Barthes,
Citant Matisse dans une lettre adressée à Antonioni, et parlant de « peindre non les objets mais ce qu’il y a entre les objets »
Espace non vide, ni évidé, mais Ouvert, multiple, résonnant
La faille dans la roche de l’île de L’Avventura
La béance, le noir, lieu du mouvement même
Ce qui compte n’est plus alors
Dans l’art d’Antonioni
De voir d’un côté une main et de l’autre un visage,
Mais le mouvement de l’un à l’autre, le fil ténu qui relie les incompossibles
Comment raccorder/rentoiler les fragments intermittents du corps/paysage
Le narrateur proustien courant d’une fenêtre à l’autre du train,
Incapable de recomposer une unité
Ce qu’il nous faut saisir/penser, sans l’arrêter
C’est le mouvement de la main au visage,
Le dessin, le trait, le geste au moment de son effectuation,
Le fil
Le regard d’Antonioni s’ouvre dans ce mouvement qui consiste à abstraire
Afin de « rendre visible » et non simplement « reproduire le visible »
Regard dans lequel émergent une matière, des corps, des lieux et des désirs
Pensée du mouvant (Bergson/Epstein)
Ou le paysage, la matière, est toujours non statique, mais métamorphique,
Météorologique, multiple
Plié et déplié
Se déploient par le mouvement de caméra
Non la main, puis la statue
Non le parc, puis la photo
Mais le mouvement du parc à la photo, de la main à la statue
La variation dans la répétition du lieu
L’entre-deux qui est le mouvement même de la pensée en train de se faire
Nicolas Droin - octobre 2015
Merci à Evgenia Giannouri et au Silo pour leur invitation à présenter ce film en janvier 2015,
ce texte est une reprise de ce qui avait été tenté d'être dit alors...