m u l t i p l e s

(Cinéma) Pour une praxis plastique

 

 

Pour une praxis-plastique du cinéma

 

 

 

req10.jpg

 

 

 

 

S’il y a mille manières de construire, écrire, réaliser, monter, vivre un film, et si un film peut être mille choses et mille variations de ces choses, il n’existe généralement, dans l’imaginaire collectif, que la manière « commerciale » ou « industrielle » de faire un film.

 

 

De l’argent, une production (en France : l’aide de l’état, des régions…donc des commissions, des jurys,…) ; une équipe hiérarchisée où chacun reste à sa place, un tournage concentré en terme de dates ; un cinéaste qui ne filme pas, ne monte pas lui-même mais passe toujours par un.e tiers pour penser concrètement l’image et l’assemblage sensible de son film.

 

Imaginons qu’en peinture il n’existe majoritairement qu’un type d’œuvre, pensée par un.e artiste mais non peint par elle/lui, non dessiné/senti/touché par elle/lui (ou à peine, il y a des assistants pour ça). En musique, uniquement de la musique (classique ?) écrite par un.e compositeur/trice mais joué par d’autres, un orchestre. En littérature, une idée de récit/scénario qui serait écrite par d’autres…

 

Se pose toujours la question (vis-à-vis de la littérature notamment) : qu’est-ce que l’écriture au cinéma ? Est-ce le scénario et uniquement le scénario ? Ou les images, les cadres, les mouvements de caméra ? Ou encore le montage final qui reprend et rejoue tout ? Est-ce le travail avec les comédiens/modèles/figures ? Est-ce la lumière, les couleurs, les sons, les lieux ?

 

 

On pourrait dire : l’art cinématographique c’est sans doute tout cela, et surtout tout ce qu’il y a entre ces éléments.

 

Entre le scénario et l’image cadrée/tournée, entre le geste du comédien et la lumière, entre le son du vent et le mouvement de caméra. Mais aussi entre les images dans le montage, entre les sons, entre les corps, entre les lieux, entre les mots prononcés…

 

 

Beaucoup de cinéastes répondent (à juste titre il me semble) que l’écriture cinématographique est avant tout - et parce qu’étant le seul art travaillant ces termes là - une écriture d’images et de sons en mouvement et dans le temps. Il ne s’agit pas de « raconter une histoire » en premier lieu comme l’impose le cinéma industriel et ses avatars (et publics).

 

 

 

Partant d’un autre bord du cinéma mon expérience personnelle m’a malgré tout confronté à deux extrémités : du tournage solitaire, caméra à la main, avec un.e ami.e, des lieux ouverts, et même sans prise de son ; au tournage avec équipe, directrice de la photographie, assistant.e.s, éclairages …

 

 

J’ai aussi expérimenté une partie des variantes possibles qui existent entre ces pôles, y trouvant, selon les projets, une plus ou moins juste organisation.

 

 

 

Car une œuvre appelle une forme et une forme appelle une organisation spécifique.

 

 

 

Il n’y a donc pas et il ne peut y avoir, une « bonne organisation » d’un tournage, ou même d’une séquence, d’un plan. Même dans un tournage « industriel » il arrive que l’équipe soit réduite pour certaines séquences, certains plans, vis-à-vis de certaines contraintes.

 

 

 

Je prendrais trois exemples personnels.

 

 

Je précise que j’ai commencé à tourner moi-même mes plans, mes images, caméra vidéo à la main. Que je n’ai jamais arrêté de filmer depuis (pour moi, pour mes films, pour d’autres). Que j’ai commencé en montant mes propres films (avec les retours décisifs d’enseignant.e.s et intervenant.e.s de Paris 8) et que j’ai continué ainsi tout en demandant régulièrement des retours à des personnes/cinéastes de confiance.

 

 

 

Premier exemple : partir d’une idée/un scénario.

 

 

J’ai écrit il y a maintenant presque deux ans un scénario dont la pandémie a reporté le tournage. Ce scénario s’inspire directement de moments vécus par moi et des mouvements de grève et de lutte au sein du département cinéma (lors notamment de la « première loi travail »).

 

Pour le tourner il me fallait l’écrire car je souhaitais que le film soit porté par une construction d’ensemble précise/pensée/déterminée.

 

 

Le film propose une trajectoire circulaire et en même temps un parcours. Il y a un certain nombre de séquences et de « blocs » narratifs, un certain assemblage. Ecrire a servi à construire cet assemblage.

 

Le film pourra se tourner en équipe réduite. Les plans étant pour la première fois de ma vie totalement écrits (ce qui n’empêchera pas des variations au tournage) je pense faire appel à une personne pour « faire » l’image. Même si je ne l’envisage pas pour les plans épaule/main.

 

 

 

 

Second exemple : partir d’un parcours vécu/d’une sensation.

 

 

TBD-ENE4b.jpg

 

 

 

Every Night Ends est un film de 40 minutes que j’ai réalisé avec quatre ami.e.s (dont trois étudiant.e.s de Paris 8) et deux personnes au son (deux étudiant.e.s également).

 

Tourné en cinq nuits dans Paris, sans autorisation, sans budget, sans assistant.e.s, sans scénario écrit, le film m’a permis de trouver un équilibre longuement recherché entre construction et improvisation.

 

 

Inspiré d’une soirée réellement vécue, le parcours était déjà écrit (celui de la soirée). Le film est le parcours : avec ses étapes, ses lieux, ses ambiances, ses arrêts, ses bifurcations. Une partie « imaginaire », pensée le soir même de cette soirée réelle, a été ajoutée (mais il s’agissait là aussi simplement de parcours).

 

Pour les dialogues j’ai demandé aux « personnages »/ami.e.s de partir de ce qu’elles/ils avaient réellement fait les derniers jours précédant le tournage, comme dans une discussion réelle. Je n’ai ajouté ou enlevé que des détails qui allaient ou n’allaient pas dans le sens de la construction sensible du film.

 

Il s’agit donc d’une co-écriture. Il me semble aujourd’hui nécessaire d’aller vers ce type de co-création avec celles/ceux que je souhaite filmer : écrire « à la place de » ne me semble plus pertinent ni personnellement, ni au regard des questions qui se posent à nous tou.te.s aujourd’hui. Ici la rencontre avec une personne devient déterminante, et la place du/de la cinéaste peut se situer à une « juste distance », légèrement en retrait, présent et absent à la fois.

 

 

 

Troisième exemple : partir d’un sentiment, d’images.

 

 

req5.jpg

 

 

Durant les fêtes de Noël j’ai rejoint ma famille et décidé d’en profiter pour retourner dans des endroits « abandonnés » de mon enfance (dans les multiples sens d’ « abandonnés »). Une chambre de cartons/souvenirs marqués par l’oubli, un tunnel et une voie ferrée désaffectés où j’allais jouer enfant.

 

 

Je ne savais pas ce que j’allais (re)trouver, ni dans les cartons, ni dans le tunnel.

Ni s’il y aurait quelque chose à filmer.

 

 

Je ne sais toujours pas si ce qui a été filmé donnera lieu à un film.

 

 

 

Le "film" se construit donc en se faisant, porté par une sensation hybride (difficile à définir voire impossible) de peur, de nostalgie, de désir d’affronter ce passé/ces lieux/ces images.

 

 

J’aimerais raconter ici la magie de certains instants. Humblement car je le redis je ne sais pas si ce que j’ai filmé aura un intérêt après-coup.

 

Dans la chambre j’ai retrouvé un écran de super 8 ajouté récemment, je l’ai ouvert. J’ai retrouvé aussi (et fonctionnant encore) la machine à écrire sur laquelle j’écrivais mes premiers scénarios.

 

J’ai ouvert l’écran devant la fenêtre et j’ai placé la machine en face, sur un carton. J’ai commencé par écrire le titre du film (déjà présent dans ma tête depuis des mois) et à filmer ce titre en train de s’écrire.

 

J’ai ajouté une lumière, issue de mes premières « soirées » avec mes ami.e.s d’enfance.

 

J’ai alors commencé à filmer les photographies et lettres retrouvées, éclairées par cette lumière.

 

L’ensemble a commencé à ressembler à un dispositif qui n’existait pas avant, auquel je n’avais absolument pas pensé et qui s’est donc construit avec « ce qu’il y avait sous la main ».

 

 

Création/cabane/assemblage.

Sorte de dispositif cinéma miniature, et dispositif de mémoire.

 

 

 

 

req14.jpg

 

 

 

De même le tunnel.

 

Il faisait beau, un doux soleil d’hiver venait éclairer ce lieu où je n’étais pas revenu depuis mon enfance.

Projections.

 

Mais ce n’était pas la lumière et les couleurs (chaudes ici) que j’imaginais. Mes sensations appelaient des couleurs plus froides et contrastées.

 

Il y avait ce bleu…

 

J’ai changé la température de couleur pour mettre celle correspondant aux lumières d’intérieur/artificielles. Le jaune s’est transformé en bleu.

 

 

Des étudiants de Paris 8, lorsque j’y tournais mes premiers films, me reprochaient (ce que l’on est dur entre nous lorsque l’on est jeune…) d’utiliser cette température de couleur pour modifier « artificiellement » mes images et de reprendre ainsi naïvement les réglages « d’usine » de ma caméra.

 

Une image pour moi est chose sensible, elle s’exprime par un cadre, un hors champ, un lieu, une sensation, une lumière et une couleur. Elle s’exprime aussi avec une caméra donnée : son grain, ses limites, ses possibles. Il n’y a pas d’interdit. Comme si un peintre ne pouvait pas utiliser telle couleur primaire au motif qu’elle est vendue par telle marque.

 

Soit la caméra/le dispositif, son grain, son rendu des lumières, le choix des lumières/lieux eux-mêmes se suffit à lui-même et alors il n’y a pas à retoucher le réel (retouches que l’on retrouve souvent paradoxalement dans le cinéma « industriel » dit « réaliste »).

 

 

Soit la sensation intérieure ne correspond pas à l’image et il faut chercher.

 

 

 

 

req4.jpg

 

 

« La caméra est un œil dans la tête du poète » reprend Guy Gilles à Orson Welles.

 

 

 

Le bleu de l’entre-deux à la tombée de la nuit ou au lever du jour est exactement le même que celui que reproduit artificiellement ce réglage de température.

 

Et cette artificialité me plaît (je ne citerais pas Francis Bacon ici, mais je pense fort à ses propos).

 

 

Car tout film cherche sa forme et compose ses propres agencements.

 

 

Avançant vers ce tunnel j’avais terriblement peur,

comme-ci j’étais observé, suivi,

comme si je risquais quelque chose.

 

 

 Comme si j’allais déterrer un mort.

 

 

Si vous avez vu le film (original) L’Expérience interdite, vous pouvez imaginer ce que j’ai ressenti (en termes de couleurs et de peurs concrètes, de visions).

 

 

 

 

Ce qui est plastique ce sont ces agencements fragiles entre les possibles et les concrets, entre ce qu’il y a sous la main et ce qu’il y a sous la conscience.

 

Ce qui est plastique c’est l’image comme dedans-dehors permanent, couleur fluide, projection de lueurs, créatrice d’ombres. Et qui donc si ce n’est celle/celui qui tient la caméra pour le vivre/le faire vivre ?

 

Ce qui est plastique ce sont les lieux, traversés de temps mais terriblement présents et indifférents, ces murs de briques dans lesquels la caméra/œil/cœur vient percer des brèches.

 

 

 

Il n’y a aucun tunnel magique qui ramène à l’enfance.

Mais l’écart du temps passé s’inscrit entre les images tournées et les instants vécus des années avant.

 

 

Il n’y a pas une seule manière de vivre et de créer un film.

Il n’y a pas une seule sorte de films et de possibles.

 

 

Pour une praxis-plastique du rapport aux mondes, aux êtres, aux lieux, aux sensations.

Devenons plus souples…

 

 

 

 

 

 

 

Nicolas Droin

 

 

 

 

 



05/04/2021